Se trouver à la croisée des chemins
Tom Ravetz
Prêtre à Forest Row (Angleterre), Recteur pour le Royaume-Uni et l’Irlande et responsable éditorial de «Perspectives»
Nous nous plaisons à imaginer notre vie comme un voyage dont le début, le milieu et la fin sont prévisibles. Les parents espèrent pour leurs enfants des qualifications qui rendront leur progression dans la vie prévisible et sûre. Nous nous assurons contre les accidents et la mort, espérant ainsi limiter le pouvoir de l'imprévisible. Cependant, plus nous apprenons à comprendre notre vie, plus nous sommes forcés de constater que les épisodes où le cours rectiligne et prévisible a été interrompu étaient en fait des moments véritablement créatifs - des moments de scission, de chaos, que nous n'aurions pas pu prédire.
Quand ils surviennent, nous sentons que nous perdons le contrôle ; nous risquons de paniquer en craignant de nous désintégrer une fois ce contrôle perdu.
Cette peur et cette panique proviennent, du moins en partie, du fait que notre culture valorise ceux qui savent garder la tête froide. Nous aimons les histoires qui nous donnent l'impression que nous pouvons maîtriser ce qui est indomptable dans la vie. Bien se comporter, mener une vie ordonnée, c'est avoir le contrôle, être maître de soi et de sa vie. Une personne qui réussit est celle qui s’est tracé un chemin et qui s'y tient.
Cette image s'avère cependant inadéquate dans la mesure où elle ne tient pas compte de ce qu’en définitive, toutes nos stratégies de contrôle se révèlent futiles du fait que nous devons tous faire face à la plus grande incertitude, celle de notre mort. Pourquoi avons-nous besoin de nous inventer une histoire de vie réussie qui n'est pas vraie ? Peut-être parce que nous craignons tellement l'incertitude que nous préférons l'exclure plutôt que de l'affronter et de tirer profit de son potentiel créatif ?
Si nous nous demandons comment Jésus a vécu sa vie, nous sommes confrontés à un paradoxe. Il peut y avoir dans les actes de Jésus une étrange véhémence qui défie notre logique. D'un autre côté, il n'a pas perdu le contrôle, il n’est pas un «roseau ballotté par le vent». Nous sentons que sa véhémence provient de sa fidélité à un ordre que nous ne pouvons que deviner – un ordre en contradiction avec celui que nous essayons d'imposer à la vie.
Nous pensons également que l'histoire de l'humanité est une progression régulière, allant des premiers balbutiements de l'humanité dans la barbarie jusqu'à notre culture avec sa conception des valeurs et des droits, en passant par l'émergence de la civilisation. Cette histoire a connu des interruptions, comme les «âges sombres». Mais, dans l'ensemble, des progrès ont été accomplis et continuent de l'être.
Cette vision nous vient du siècle des Lumières, qui a vu naître la foi en la raison humaine comme source de progrès illimité. C'est ce que l'on a appelé la vision libérale du progrès, qui a exercé une influence considérable sur la politique et la théologie au début du XXe siècle. La théologie libérale du XIXe siècle avait identifié le Royaume de Dieu à l'État libéral et démocratique. Elle prévoyait une époque où les sociétés se perfectionneraient en incarnant les valeurs enseignées par le Christ.
Cette vision libérale a été discréditée après la Première Guerre mondiale. Des théologiens comme Karl Barth se demandèrent comment il était possible que des États progressistes, censés incarner tout ce qu'il y a de bon dans l'esprit humain, puissent s’engager dans la folie de la guerre. En conséquence, de nombreux disciples de Barth – ils comptaient parmi les théologiens les plus influents de ce siècle – sont devenus très pessimistes quant à ce que les êtres humains peuvent accomplir par leurs propres forces.
Leur pessimisme extrême ne rend toutefois pas justice au fait que certains des moments les plus créatifs de l'histoire de l'humanité furent des périodes de chaos. Les êtres humains n'ont pas eu à attendre passivement l’avènement du Royaume de Dieu en eux : ils ont fait l'expérience d'une puissance libératrice en eux-mêmes, grâce à laquelle ils ont pu devenir créatifs.
La route que nous esquissons pour nous-même est trop souvent un chemin de fuite pour échapper à la mort, ce qui ne peut être qu'une illusion : le Christ croise notre chemin aux carrefours de crises. Il est le « chemin » qui nous conduit hors de l'illusion – l'illusion que nous pouvons échapper à la mort pour entrer dans la plénitude de la vie. Il dit quelque chose de tout à fait révolutionnaire pour ouvrir cette voie :
Si quelqu'un veut me suivre, qu’il ne pense plus à lui-même, qu’il assume sa croix quotidienne et qu’il chemine avec moi. Celui qui pense à sauver sa vie la perdra ; alors que celui qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera. Si un homme gagnait le monde entier, en se perdant lui-même ou en se causant du tort, à quoi cela lui servirait-il ? (Luc 9 : 23-25 – Version : Éditions Iona)
«Perdre» et «trouver» : si nous accordons une réalité à ces mots, nous devons ressentir le danger qui fait partie de ce processus. Si quelque chose est vraiment perdu, rien ne garantit que nous le retrouvions. Mais nous savons, même à partir de nos propres pas prudents sur la route, que rien dans la vie ne vaut la peine d'être fait si ce n'est pas sans danger. Nous ne pouvons pas avoir un enfant, écrire un livre, aimer ou vivre en communauté sans danger ni douleur.
Que se passe-t-il lorsque le Christ croise l'histoire de l'humanité ? Si nous disons que le Christ a « traversé » l'histoire et lui a donné un nouveau cours, nous sommes déconcertés par les faits, qui nous montrent que depuis la venue du Christ, la capacité de l'humanité à générer du mal et de l'inhumanité s'est plutôt accrue. Cependant, si nous considérons le Christ comme à la croisée de l'histoire, nous voyons qu'il apporte une possibilité renouvelée, mais aussi un nouveau danger. Les voies de Dieu comportent des risques.
Dans l'Évangile de Saint Jean, l'œuvre du Christ est opposée à celle du « prince de ce monde ». Par cette expression succincte, Jean fait référence à l’évolution naturelle de l'humanité. Les êtres humains qui sont devenus de plus en plus eux-mêmes sont décrits comme "hoi idioi" – individualisés. Le Prologue de l'Évangile de Jean nous dit qu'aucun d'entre eux n'a reconnu le Christ. Et pourtant, poursuit le Prologue, à ceux qui l'ont reconnu, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Ce paradoxe apparent – aucun d'entre eux ne le reconnaît et il donne à ceux qui le reconnaissent – contient l'idée que la connaissance du Christ n'est pas et ne peut pas être le résultat d'un développement naturel. En d'autres termes, il croise l’axe de développement qui semble conduire inévitablement à la destruction, à l'égotisme et au mal, et place les êtres humains à la croisée des chemins.
Le pouvoir du Christ de transformer l'histoire n'est pas le pouvoir d'un principe évolutif. Le Christ agit dans l'histoire en imprégnant le développement de chaque être humain de la possibilité d'accéder à un ordre supérieur. Il nous apprend à ne pas espérer un état parfaitement organisé dans lequel les individus n'auraient pas besoin d'être bons ; nous devons plutôt placer notre espoir dans le pouvoir qui se trouve en chacun de nous, que le Christ libère en nous.
Que trouvons-nous lorsque nous « nous » trouvons à la croisée des chemins ? Une partie de la réponse à cette question est suggérée dans les paroles du Christ citées plus haut : le carrefour est un moment où nous perdons notre moi de tous les jours – notre ego, qui nous pousse fortement à contrôler notre vie, à tout prévoir. En perdant ce moi, nous trouvons notre vrai moi, qui ne fait qu'un avec le Christ. Comme le dit Saint Paul,
Car vous êtes morts, et votre vie et votre être véritables sont unis au Christ et cachés dans le monde spirituel. Mais lorsque le Christ, qui porte notre véritable être, sera manifesté à la vue de tous, alors se manifestera aussi avec lui votre être véritable dans la lumière de l'esprit. (Épître aux Colossiens 3 : 3-4)
Chaque rencontre humaine est – ou peut être – un carrefour : nous rencontrons autre chose que nous-mêmes. Cela introduit dans notre vie quelque chose d'imprévisible, d'imprévu. Nous ne pouvons pas savoir où cette rencontre nous mènera, mais si nous essayons de nous protéger, nous nous fermons à la possibilité d'une véritable rencontre. Rencontrer vraiment signifie, pour un moment, se perdre soi-même, tomber dans l'être de l'autre.
C'est un moment risqué, car nous ne pouvons pas tracer une ligne d'ici à là, nous ne pouvons pas voir ce qui résultera de notre rencontre. Mais dans de telles rencontres, nous gagnons la possibilité de nous trouver nous-mêmes dans notre essence la plus profonde et la plus vraie. Et Saint Paul nous dit que dans cette recherche de soi, nous pouvons trouver le Christ.
Source de cet article : La conférence donnée par Tom Ravetz en 1999 a été éditée, complétée et adaptée en allemand par Georg Dreißig pour la revue « Die Christengemeinschaft ». Cette version, ainsi qu’une transcription libre en anglais de la conférence, ont été utilisées comme sources pour l’adaptation en français par Philia Thalgott avec l’autorisation de Tom Ravetz.