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Michaël et l'ermite      

Selon une légende médiévale, il était une fois un ermite qui quitta son ermitage et partit à la découverte du monde. Les ermites, comme on le sait, laissaient derrière eux toute l'agitation humaine et recherchaient la solitude. Ils s’aménageaient un refuge dans un endroit aussi inaccessible que possible. Et consacraient leur vie à Dieu, priant et méditant, subsistant chichement.

Cet ermite s'était senti inspiré par certaines paroles du Sermon sur la Montagne évoquant des préoccupations telles que manger, boire, se vêtir. Il comprenait sans difficulté que les oiseaux sont nourris par notre Père céleste et comment les lys, l'herbe des champs sont vêtus par Dieu. Il était devenu très indifférent à ce qu'il allait manger, boire ou porter, certain que le Père céleste connaissait ses besoins. Encouragé par les paroles « Cherchez d'abord son royaume et sa justice, et toutes ces choses vous seront données », il était parti et avait bâti son ermitage dans les bois, de l'autre côté de la montagne, loin de la vallée du fleuve, de ses villages et ses habitants. Il vécut là assez heureux, bien qu’à la dure, cherchant le royaume de Dieu et sa justice.

Notre ermite était certain qu'en menant une vie de réclusion, abandonnant toutes les affaires terrestres, il mènerait une recherche active du royaume de Dieu. Au fil des ans, il réfléchit aussi beaucoup à la justice de Dieu, et finit par être troublé. Alors qu'il vivait encore parmi les gens, il avait souvent observé que la vie semblait traiter certaines personnes avec dureté et d'autres avec mansuétude, et il en vint à se demander pourquoi il en était ainsi.

Comment donc se fait-il que des personnes qui ont déjà fait face à de rudes épreuves en subissent de nouvelles, alors que d'autres, dont la vie semble se dérouler avec douceur, sont épargnées par les difficultés, se disait-il ? La vie solitaire peut certes être une belle chose, mais on n'a personne autour de soi à qui parler et avec qui confronter ses pensées. On le sait, on peut laisser éclore librement n’importe quelle pensée ; le problème est de savoir si nos pensées sont valables, réelles, disons réalistes, ou si elles sont fantaisistes et passagères vite oubliées.

De plus en plus, notre ermite échouait à trouver une quelconque justice dans ce que le destin présente aux gens, comme il en avait fait l'expérience. Comme ses doutes grandissaient et qu'il n'avait personne près de lui pour l'aider à trouver une réponse acceptable, il décida de repartir dans le monde à la recherche de la justice de Dieu. Il quitta son ermitage, laissant la porte ouverteafin que de permettre à des gens passant par là de trouver un abri en cas de besoin. Prenant son baluchon, il se mit en route pour traverser les montagnes.

Il marchait tranquillement sans quitter son chemin et quelques jours plus tard, quitta sa forêt. Puis il arriva à un croisement. Alors qu’il réfléchissait à quel chemin serait le meilleur, il vit s'approcher un homme plus jeune portant son sac : un voyageur comme lui. Ils constatèrent qu'ils allaient dans la même direction et décidèrent de voyager ensemble, en empruntant le chemin que le jeune homme disait connaître.

En poursuivant leur route, ils traversèrent une chaîne de montagnes après l'autre et, le soir venu, ils cherchèrent un endroit où dormir. Par chance, derrière une crête, ils virent de la fumée s'élever en spirale, et se dirigèrent dans cette direction. Ils arrivèrent bientôt à une maison ressemblant plutôt à un petit château. Ils n'y trouvèrent que des serviteurs, qui leur proposèrent volontiers une place pour dormir à l'intérieur. « Nos maîtres sont très accueillants et ne refusent personne », dirent-ils. Le matin, on leur donna un repas, puis de la nourriture et des boissons pour la route ; ils furent même invités à jeter un coup d'œil aux trésors que les propriétaires avaient collectés dans des contrées lointaines : des armures, des armes, quelques chandeliers magnifiquement ouvragés et même une petite coupe en or. Impressionnés et rayonnants après une telle hospitalité, l'ermite et son compagnon prirent congé et se remirent en route.

Se reposant vers midi près d'un petit ruisseau, ils ouvrirent leur sac pour savourer leur repas, et ce faisant, l'ermite aperçut de l'or dans le sac de son compagnon - sûrement pas la coupe qu'ils avaient admirée le matin même ? En tout cas, elle était très semblable. Son compagnon la sortit et s'assit tranquillement pour la contempler. L'avait-il volée ? Et cela après avoir été reçu si gentiment ? Eh bien, mieux vaut ne pas faire d'histoires ; on ne peut pas toujours choisir ses compagnons...

Ce soir-là, les montagnes qu'ils devaient traverser étaient devenues plus rudes, il n'y avait presque plus d'habitations aux alentours. Juste après la tombée de la nuit, ils aperçurent une petite lumière au loin. Se frayant difficilement un chemin, ils arrivèrent à une maison austère et aux volets clos, les fenêtres étant munies de barres de fer fixées dans le mortier. Un rai de lumière s'échappait d'une fente entre les volets, et en regardant à l'intérieur, ils virent un bout de table et une main qui bougeait avec des pièces brillantes. Quelqu'un qui comptait de l'argent ? Ce devait être un travail absorbant ; ce n'est qu'après avoir frappé longuement et bruyamment qu'ils entendirent quelqu'un arriver. Une petite fenêtre dans la porte s'ouvrit, une partie de visage apparut et une voix rude dit que non, il ne pouvait pas accueillir de voyageurs, mais qu’ils pourraient trouver une place dans les dépendances. La petite fenêtre de la porte se referma. Ils trouvèrent de la paille pourrie et passèrent une nuit misérable.

Au matin, l'ermite fut stupéfait de ce que son compagnon insiste pour remercier leur hôte de son hospitalité. Et pour exprimer leur gratitude, il offrit à l'homme bourru la coupe d'or... Dire que l'ermite se sentit mal à l'aise est un euphémisme ; il décida de quitter son compagnon dès qu'ils auraient atteint la rivière, mais ils avaient encore plus d'une journée de marche devant eux.

Les plus hautes montagnes à traverser se rapprochaient, semblant très inhospitalières. Dans l'après-midi, ils traversèrent un hameau, quelques fermes et maisons blotties sous des pentes abruptes. Ici, le compagnon voulut entrer dans une maison pour se désaltérer, mais l'ermite ne voulut pas s'arrêter, ayant trouvé un bon rythme de marche. « Je t'attends là-haut », dit-il. Et c'est ce qu'il fit, s'asseyant avec reconnaissance sous un arbre. De là, on pouvait voir tout le village, la fumée s'élevant déjà alors que les gens commençaient à préparer leur dîner. Lorsque son compagnon sortit de la maison, il semblait pressé. Il savait s’imposer une belle cadence et l'ermite le perdit bientôt de vue alors que le chemin commençait à grimper.

Mais qu'était ceci ? Cette fumée-là ne provenait pas d'un fourneau. Non, et il y avait des gens qui sortaient en courant avec des seaux, formant une chaîne : une maison en feu, qui brûlait rapidement maintenant. C'était la maison que son compagnon avait quittée si précipitamment il y a quelques instants... Avait-il quelque chose à voir avec cela ? Éprouvant un sentiment de malaise croissant envers son compagnon de voyage, l’ermite se promit que ce jour serait leur dernier ensemble. Le lendemain, ils atteindraient la rivière, il ne resterait plus qu'une chaîne de montagnes à traverser... C'est dans une région désolée qu'ils poursuivirent leur voyage, et ils furent heureux de trouver des gens qui y vivaient. Une maison solitaire : peut-être leur offrirait-on un endroit où dormir.

En s'approchant, ils entendirent des pleurs. L'air était oppressant en entrant dans la maison. Dans un coin, ils virent un garçon murmurant et se débattant, allongé sur un lit, une femme qui pleurait et un homme regardant le garçon, le visage déformé. Un garçon très malade, voilà ce qu'ils ont purent discerner.

Le compagnon a pris les choses en main : « Je connais la maladie », dit-il. Doucement, il souleva un peu le garçon et regarda son visage. Lentement, le garçon se calma et ouvrit les yeux. Ils se regardèrent, puis avec un soupir, le garçon détourna le visage et s'endormit en respirant calmement. Après avoir déposé le garçon sur son lit, le compagnon de l'ermite dit qu'il avait vu des herbes à proximité et qu'il allait préparer une infusion pour soulager le garçon. Son parfum emplit bientôt la pièce. Il en donna quelques gorgées au garçon qui soupira, le regarda de nouveau en face, puis ferma les yeux en silence. Sa respiration était devenue très calme, pensa l'ermite. Le compagnon tint le garçon dans ses bras, presque comme s'il l'écoutait ; puis il l'abaissa doucement, se leva et dit : « C'est tout ce que j’ai pu faire pour l'aider ».

Ils restèrent pour réconforter sa mère et son père, et aidèrent à enterrer le garçon. Le père proposa de les guider à travers les montagnes, en empruntant des raccourcis qu'il connaissait. Ce n'était pas le chemin le plus facile, et ils durent se mettre en file indienne pour traverser un pont branlant tandis que la rivière en furie se précipitait férocement loin en dessous d'eux dans le profond ravin. Le guide partit devant, l'ermite suivait en dernier. Alors que le guide était à mi-chemin, l'ermite vit son compagnon s'avancer soudainement vers le guide, qui bascula alors et tomba sur les rochers dans l'eau. L'ermite ne pouvait plus rester passif, sa colère éclata alors et il s'avança pour demander des comptes à son compagnon dont il s'approcha pour le saisir. Mais son compagnon échappa à sa prise et se transforma en un ange de lumière majestueux.

Détournant les yeux de l'éclat, l'ermite entendit : « Tu es parti à la recherche de la justice de Dieu. Tu en as vu une partie. Car devant toi, voici Michaël, qui se tient devant Dieu. La coupe que j'ai volée là où nous avons été accueillis avait été empoisonnée, et l'avare y trouvera la récompense de sa vie. Les pauvres gens dont j'ai incendié la maison découvriront, en la démolissant, un trésor caché plus précieux que l'or. Le garçon que j'ai enlevé de ce monde serait devenu un criminel et un assassin, tout comme son père que j'ai poussé dans l'abîme ; car il volait et tuait ceux qu'il guidait à travers les montagnes. Souvent, ce qui devant Dieu paraît juste, paraît injuste aux yeux des êtres humains ».

La vision disparut et l'ermite se retrouva seul, vacillant sur le pont. Il eut du mal à retrouver la terre ferme. Ce n'est que longtemps après que l'éclat se soit estompé qu'il entreprit de retourner à son ermitage, guéri de ses doutes.

 

Cette histoire de Michael a été racontée dans Lettres à une diaspora, après « Michael und der Zweifler », dans Aus Michaels Wirken, édité par Nora Stein von Baditz, 1929/1959 (J.Ch. Mellinger Verlag, Stuttgart), page 62.

Arie Boogert et Anna Marchant, in Perspectives (UK), Sept. 2015

 

Traduit/adapté de l'anglais par Philia Thalgott
Publié avec l‘aimable autorisation des éditeurs de « Perspectives » (Royaume-Uni) - http://perspectives-magazine.co.uk/

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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